Ademoka / Assaut
Destiny Films

Assaut et L’éducation d’Ademoka permettent de découvrir le cinéma de ce réalisateur atypique, qui s’impose entre la mélancolie de Kaurismaki et la violence de Kitano. "Very nice !!", comme disait l’autre génie du pays.

Il va falloir apprendre à écrire son nom. Adilkhan Yerzhanov né le 7 août 1982 à Djekazgan (une sympathique bourgade du Kazakhstan), est la nouvelle bombe des cinémas de l’Est. Honoré à La Rochelle, et avec deux films dans les salles la semaine prochaine, il était temps de faire la connaissance de ce petit surdoué venu des steppes orientales. Diplômé de l’académie des Arts du Kazakhstan, Yerzhanov fait partie de la nouvelle garde de cinéastes vénères et libres qui a surgi au tournant du nouveau millénaire. Certains critiques les ont surnommés « la nouvelle Nouvelle Vague », en référence à leurs prédécesseurs (tels que Daréjan Omirbaev ou Serik Aprymov, cinéastes totems de la Nouvelle Vague kazakhe ayant sévi dans les années 1990).

Tout cela est sympa, mais n’aide pas beaucoup. Peut-être faut-il d’abord écouter ce qu’il a à dire. A propos du mouvement Partisan qu’il avait fondé avec quelques potes au début des années 2000, voilà ce que Yerzhanov expliquait : "C’est un phénomène qui doit exister, sous une forme ou sous une autre, dans chaque pays. Bien sûr, c’est un cinéma qui se fait avec peu de budget ou pas de budget du tout. Mais ce n’est pas le plus important. Au Kazakhstan, tout film vivant, qui veut parler de la vie réelle et de la société contemporaine, dont les personnages ne sont pas comme des figurines en carton, est considéré comme du cinéma partisan. C’est le cinéma que l’État kazakh ne veut pas voir."

Adilkhan Yerzhanov au Festival de Cannes
ABACA

Le principe de son cinéma ? Se libérer de tous les carcans (financements étatiques, attente des spectateurs lambdas, censure et marketing). Depuis le début, Yerzhanov pratique un cinéma free qui envoie tout valser. C’est un art du fuck you admirable, qui se moque des convenances, des genres, et pratique l’hybridation avec une joie explosive. Extrêmement prolixe, il a signé une poignée de courts, enchaîné une quinzaine de longs métrages de fiction en à peine plus de dix ans. Si seulement une poignée sont sortis en France, on sait quand même à quoi ressemble son œuvre.

De fait, devant ses films, on pense beaucoup aux génies punks ou marginaux. Kaurismaki ou Kitano par exemple. Du Finlandais cintré il possède les armes miniatures : les grimaces burlesques, l’absurdité élégante, le mutisme rigolard et les orgies d’alcool ou de vapeurs délictueuses. Au bouffon japonais (c’est un compliment !) il a sans doute piqué les dialogues et les situations loufoque, le sarcasme, la violence et des scènes de tueries absurdes, et l’infini comme décor (chez Yerzhanov la neige remplace la mer kitanesque) qui amplifie l'impression de petitesse de la misère humaine. En tout cas, des deux il tire un maniérisme foutraque qui ouvre souvent sur un éblouissement perpétuel.

Mais de quoi parle-t-on vraiment ? L’éclosion de Yerzhanov date chez nous de la sortie de La Tendre indifférence du monde et de A Dark Dark Man. Avec le premier, présenté à Cannes en 2018 dans la section Un Certain Regard, il livrait une fable d’un formalisme saisissant où l’amour et la pureté étaient plongées dans un bain de cruauté tétanisant. Beau mais distant. Dans A Dark Dark Man, le cinéaste dénonçait la corruption organisée, la violence intrinsèque et la tragédie perpétuelle. Portrait d’un jeune flic corrompu jusqu’à la moelle, la rencontre de ce policier et d’une journaliste engagée (chargée de le suivre pour un reportage) allait pousser le « héros » dans ses retranchements. Embardées burlesques, violence sèche et ultragraphique : ici se révélait le talent brut de Yerzhanov. C’était encore un peu forcé, un peu velléitaire, mais il affichait là clairement l’ADN de son cinoche frondeur et provoc


Avec Assaut, qui sort donc cette semaine, notre Kazakh favori montre de quel bois il se chauffe vraiment. Assaut raconte encore ce pays gangrené par la corruption et les abus de pouvoir. Mais pour parler de tout cela, Yerzhanov préfère la satire au réquisitoire. Le film avance donc sur un mode absurde et décrit avec un humour plein de non-sens la prise d'otage d'une école par des hommes masqués. Comme les routes sont bloquées et que la police ne peut pas intervenir, les adultes du coin vont s'organiser pour venir au secours des élèves prisonniers. Cela se fait au prix d’une effusion de sang et d’événements grotesques - ce monde de brutes recèle une bonne dose de ridicule et de romantisme désespéré. Stylé, triste, déroutant et dépaysant, Assaut avance en équilibre. Entre le western (on pense à Hawks et Carpenter – et pas que pour le titre), le slapstick (des effluves de Tati) et le film noir (le cinéaste a clairement étudié les films déjantés des Coen). Mais derrière ce funambulisme il y a surtout le sens puissant du cadre, une maniaquerie jubilatoire (un tuyau d’abord source de gag devient une arme fatale) ainsi que l’approche surréaliste du genre.

Dans A Dark Dark Man comme dans Assaut, l’intrigue est au fond toujours un prétexte. Le but chez Yerzhanov est de faire exploser les structures ou les clichés du genre pour s’enfoncer dans un itinéraire tourmenté, où la mise en scène impose un léger recul, un certain décalage. Le spectateur est alors obligé de regarder le réel autrement. La conduite chorégraphiée des personnages, les décors austères et disciplinés par le cadre, l’ambiance de fin du monde sont à chaque fois contrebalancés par un comique à froid, qui surgit sans crier gare. C’est violent, beau, mais surtout très moral. (Et incroyablement shooté aussi).


Et puis voilà L’Education d’Ademoka. Ici, il arpente un nouveau territoire. Cette fois-ci, le vernis noir se craquèle, et le cinéaste ose le drame et l’émotion pure en suivant le parcours d’une jeune fille qui se cogne à la vie avec naïveté et surtout une volonté d’en découdre – deux caractéristiques qui la rendent profondément attachante. Ademoka, c’est le versant poétique du cinéma de Yerzhanov. La naïveté est l’un des traits récurrents de ses personnages, et elle définit souvent leur fragilité autant que leur force. Faisant face à la cruauté du monde qui les entoure, les héros de ses films résistent par le rêve, la poésie ou la naïveté. On trouve d’ailleurs là, l’autre grande caractéristique de son film : le burlesque. Cet humour infuse tous ses films - et au-delà, l’allure de ses personnages (un peu gauche, avec des maladresses, des gaffes ou autres chutes incontrôlées) définit même un rapport au monde perturbé et complexe.

Bref : synthèse puissante et très large du cinéma mondial (ça brasse l’Asie, le burlesque et les genres américains avec finesse) tout en étant incroyablement idiosyncratique, le cinéma de Yerzhanov est d’une richesse folle. Assaut et Ademoka sont les deux vraies découvertes de cet été et ce serait dommage de rater l’occasion de faire connaissance avec un cinéaste dont on risque de reparler très vite… Jageshemash !