Une jeune fille qui va bien de Sandrine Kiberlain
Jérôme Prébois

Le rendez- vous avec un premier grand rôle dans un parcours est toujours un moment d'intenses émotions. Sa prestation dans Une jeune fille qui va bien préfigure des lendemains de feu. Rencontre.

Ce festival de Cannes est aussi un festival d'actrices. Marion Cotillard dans Annette, Renate Reinsve dans Julie en 12 chapitres, Virginie Efira dans Benedetta en attendant Vicky Krieps dans Bergman Island pour ne parler que de la compétition. Et puis jeudi soir, les festivaliers présents dans la salle Miramar de la Semaine de la Critique ont vu l'émergence d'un irrésistible talent. Rebecca Marder s'ajoute à la longue liste de ces comédiens nés à Cannes. Elle n'a évidemment rien d'une débutante. Ceux qui ont eu le bonheur de la voir sur scène, à la Comédie Française ou ailleurs, en savent quelque chose. Mais jamais avant Une jeune fille qui va bien, elle n'avait eu l'occasion de tenir un premier rôle au cinéma. Jamais avant Sandrine Kiberlain (dans ce qui constitue aussi pour elle une première: ses débuts de réalisatrice dans un long métrage), aucun cinéaste ne lui avait offert ce cadeau. Et Rebecca Marder s'empare de ce rôle de jeune femme juive de 19 ans ne souhaitant renoncer ni à sa passion du théâtre ni à sa première grande histoire d'amour malgré la montée irréstible du nazisme dans le Paris des années 40, avec une intensité et un naturel inouïs. Elle joue l'insouciance de la jeunesse comme la puissance des premiers vrais battements de coeur avec une intensité et une précision qui comptent pour beaucoup dans le plaisir fou pris devant la découverte du film. On l'a rencontrée au lendemain de la projection, suivie par une longue standing ovation. Elle a le débit des rapides des timides qui ont toujours peur d'ennuyer leurs interlocuteurs. Et le bonheur contagieux

Une jeune fille qui va bien est un récit aux multiples entrées. Qu'est ce qui vous a frappé, vous, en lisant pour la première fois le scénario ?

J'étais assez bouleversée et en tension. Dans le scénario comme dans le film, rien n'est trop dit, ni expliqué. Pendant 30 minutes, on ne sait pas, par exemple, dans quelle époque l'intrigue se déroule. Il faut donc être en permanence à l'affût. Mais j'ai été d'abord et avant tout happée par l'idée de ce personnage qui veut continuer à vivre ses passions - amoureuse comme théâtrale - envers et contre tout. Sandrine sait parfaitement raconter l'insolence de la jeunesse

Comment vous a t'elle aidé à vous glisser dans la peau de ce personnage ?

Sandrine a un sens du détail quasi obsessionnel et parfaitement su partager tout son travail préalable. Elle m'a ainsi donné une liste de films à regarder qui d'une manière ou d'une autre l'ont inspirée ou ont constitué des références pour elle: Van Gogh de Pialat pour les couleurs dont elle souhaitait envelopper son film, Au revoir les enfants de Louis Malle, L'Argent de poche de François Truffaut, A nos amours de Pialat encore pour la relation de cette jeune fille à son père... Mais surtout on a énormément discuté car j'étais intriguée de savoir pourquoi elle avait eu envie de raconter cette histoire. Avec Sandrine, ce fut un coup de foudre réciproque dès le casting. Et sur le plateau, je pouvais ressentir toutes les émotions qui la gagnaient sans même qu'elle ne les formule. Elle a une telle empathie pour ses acteurs qu'elle nous donne une confiance incroyable. Elle tire les gens vers le haut. Et en découvrant le film, j'ai eu l'impression d'avoir été aimée sous toutes mes coutures.

Comme vous le disiez, l'action se situe ici en 1942 mais Sandrine Kiberlain fait tout pour ne pas le montrer, dans un souci d'intemporalité. Mais quand vous composez, vous, votre personnage, avez- vous besoin de l'ancrer dans une époque ?

Tout est en effet assez intemporel, à l'exception de certains dialogues et des allusions directes à la montée du nazisme. Le film célèbre d'abord et avant tout l'idée que l'art peut tout transcender, les époques comme les plus insoutenables tragédies. Donc si , en créant ce personnage, je pense à l'époque, je le fais par le prisme du désir absolu de mon personnage de rester vivante au coeur du chaos. Et je me sens proche d'elle à plusieurs titres. D'abord parce que pour moi, le temps des concours reste encore très proche, l'audition pour entrer à la Comédie Française a été assez intense je peux vous l'assurer ! (rires) Mais aussi parce que mon père est juif new- yorkais et que toute la partie de sa famille qui n'avait pas émigré à Ellis Island en 1900 a été déportée. Cette tragédie- là est donc inscrite dans mon ADN. Donc oui, j'ai pensé à l'époque mais j'étais avant tout ce personnage qui justement fait fi de cette époque pour tenter de vivre ses rêves et sa passion amoureuse.

Comment aborde t'on son premier grand rôle au cinéma ?

Evidemment j'appréhendais ce tournage, j'avais la pression de me hisser à la hauteur de la confiance que Sandrine me donnait. Mais dès le premier jour, je me suis sentie portée par elle, par sa générosité et sa connaissance intime du métier de comédien. Et cette pression s'est envolée. Jouer un premier rôle, c'est soudain passer du sprint au marathon. Il faut ne jamais perdre le fil rouge d'un récit qui se tourne dans le désordre, se préserver des moments de concentration où on se coupe des autres. Alors que quand on débarque pour 5 ou 6 jours, on a envie à l'inverse de vivre chaque seconde à 200%, on ne pense pas à se poser.

Une jeune fille qui va bien marque le début d'un feu d'artifice de films où on va vous retrouver en premier rôle. Comment vit on ce moment de soudaine accélération dans son parcours ?

Avant quand j'arrivais sur un casting, je pouvais passer trois rounds d'essai pour un personnage qui n'avait pas même pas de prénom et qui était simplement présentée comme "jeune fille timide" dans le scénario. Là, j'ai eu la chance d'enchaîner le film de Sandrine et le Simone Veil d'Olivier Dahan. J'ai joué dans Tromperie d'Arnaud Desplechin qui sera présenté aussi la semaine prochaine ici à Cannes. Je viens de terminer le nouveau Michel Leclerc et je suis en plein tournage de La Grande magie, la comédie musicale de Noémie Lvovsky. Puis je vais enchaîner en septembre avec un thriller sur le secret en politique avant de reprendre Fanny et Alexandre et La Cerisaie au Français. Mais au lieu de m'épuiser, ça me galvanise. Je suis dans une énergie euphorique de travail. Je vis une période où je mesure ma chance chaque jour, croyez- moi. Surtout dans cette période de COVID qui a fragilisé voire sinistré notre secteur. J'ai répété quatre pièces au Français qui n'ont pas pu être jouées mais au moins j'ai pu pratiquer mon métier. Je tiens à continuer à faire les deux en parallèle, du théâtre et du cinéma. Pour retourner régulièrement aux grands textes et retrouver la vie de troupe qui offre un cadre, même si parfois on a envie de l'envoyer valdinguer évidemment. Et être à Cannes participe forcément à cet incroyable mouvement. Je me sens parfois planer au- dessus de moi- même en me demandant si ce que je vis est bien réel. Je me sens incroyablement gâtée.