Incroyable : un nouveau film de Clint Eastwood est sorti et tout le monde s’en fout. Dans les salles françaises depuis le 18 juin, Jersey Boys enregistre le pire démarrage de la carrière du réalisateur depuis dix ans et risque de ne pas dépasser les 200 000 entrées. Aux Etats-Unis, le film n’a démarré qu’en quatrième position du box-office ce week-end, éclipsé par la comédie beauf Think Like A Man Too. La faute au temps ensoleillé, selon certains : malgré le souhait d’Eastwood de sortir le film cet automne, Warner a choisi de tenter une contre-programmation et de le vendre comme un musical ensoleillé - ce qu’il n’était pas. Donc, raté. La faute aussi à la promo inexistante du film, selon d’autres. Une seule bande-annonce publiée, et le film ne fut montré à la presse française que deux jours avant sa sortie en salles. Pas de quoi s’exciter.Jamais remis de Gran TorinoDe fait, Clint n’a jamais livré de grande et incontestable réussite depuis Gran Torino en 2009. Au-delàInvictus et J. Edgar, true stories filandreuses et ronronnantes faisaient encore plus paraître Gran Torino comme le film-testament de son auteur. On y voyait Dirty Harry, ultime survivant de l’Amérique industrielle, les bras en croix, qui choisissait de ranger les flingues et de se laisser buter pour sauver ses voisins. Tout un symbole. Qu’est allé faire Clint dans le New Jersey ? Sur le papier, cette comédie musicale de Broadway avait de quoi lui plaire. L’ascension dans les années 50-60 du groupe Frankie Vallie & The Four Seasons - quatre italo-américains du New Jersey - jusqu’aux sommets des charts, puis leur dissolution à cause de l’argent. Tout est là pour créer un biopic calibré pour les Oscars. L’american dream éternel avec ses héros issus de l’immigration, la success story, la musique pop comme révélateur de son temps, l’histoire secrète des Etats-Unis avec la Mafia et les magouilles financières en background.Coincé dans les limbesEt Jersey Boys ne tient aucune de ses promesses. Clint a fait des choix courageux (ne pas engager de stars pour jouer les quatre musiciens, enregistrer la musique en live) mais qui n’enflamment jamais l’écran. Jersey Boys est un film faux. Pas un film sur le faux, à la différence d’American Bluff, cette farce goldonienne où les acteurs, conscients de la fausseté de leurs costumes 80’s, livraient par leur mascarade une morale cynique sur le monde (jouer un rôle pour survivre). Mais un film artificiel, qui n’essaie même pas d’être soigné techniquement. Au fond d’une rue du New Jersey se dressent les montages californiennes ; à l’extérieur d’un café une tempête de neige fait rage sous un chaud soleil hollywoodien. Jersey Boys n’est pas non plus un film sur son époque, l’Amérique des années 50 à 70. Au début, un sous-titre nous indique que nous sommes en 1951 et ce sera le seul repère temporel du film. De très rares caméos (Joe Pesci jeune et la toile Campbell’s d’Andy Warhol), mais aucun événement réel n’ancre le film dans le monde. Dénué de contexte, de temporalité, Jersey Boys est coincé dans les limbes, incapable de se décider à être quelque chose.Prisonnier du sujetReste l’espoir de la musique. On connaît le Eastwood amoureux du blues et de ce son si typiquement américain. Pourtant son film, à la playlist presque uniquement constituée des tubes pop sucrés du groupe, n’est guère passionnant musicalement, et enfile les clichés du biopic musical : le compositeur qui débarque avec une nouvelle chanson face aux autres membres du groupe qui peu à peu se mettent tous à jouer, les maisons de disques qui refusent de les signer ("revenez quand vous serez noirs !"), le héros qui rejette le futur énorme tube ("j’ai pas la tête à ça", dit-il, et à l’arrivée la chanson c’est Can’t Take My Eyes off You). Sans doute complètement prisonnier de son sujet (le film est produit par Frankie Valli himself), Eastwood ne parvient jamais à le transfigurer (les acteurs qui parlent face caméra au spectateur, idée de mise en scène paresseuse et pas tenue). "On se souvient de ce qui nous arrange", dit Tommy à la fin -excellent Vincent Piazza, qu’on espère revoir très vite. Surtout, à 84 ans, Dirty Harry semble s’en foutre et avoir gardé son énergie pour le tournage de son prochain film, American Sniper (le biopic d’un sniper de l’armée US qui a tué 150 ennemis) avec Bradley Cooper.Une scène reste, quand même. A la fin (attention, SPOILER), les quatre saisons se réunissent dans les années 90 pour un concert unique depuis leur séparation. Les quatre acteurs jeunes sont couverts du même maquillage hideux qui momifiait DiCaprio et Armie Hammer dans J. Edgar. Ils montent sur scène, commencent à chanter, tournent le dos et se retournent, face au public : redevenus jeunes, sans maquillage et éclatants, ils se débarrassent de tous les artifices et atteignent une forme d’émotion brute -comme le dit le Frankie de fiction, "quand tout s’est évanoui et qu’il ne reste que la musique". Mais quand tout s’est évanoui à l’écran, il ne reste malheureusement pas grand-chose de Jersey Boys.Sylvestre Picard (@sylvestrepicard)Bande-annonce de Jersey Boys, actuellement en salles françaises :