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En 2017, l'ex-moitié du duo comique Key & Peele devenait réalisateur de genre pour le hit surprise de l’année. Get Out est à revoir ce soir sur France 2.

En mai 2017, Première rencontrait Jordan Peele pour parler de Get Out, satire sociale bourrée de références SF et horrifiques. Depuis, il a confirmé ses talents de scénariste et réalisateur avec les très intéressants US et Nope. Nous republions cet entretien à l'occasion de la rediffusion de son premier long métrage, ce dimanche sur France 2.

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Dans son légendaire stand-up Delirious, en 1983, Eddie Murphy verbalisait la question qu’on s’est tous posée : « Pourquoi rester dans la maison alors qu’on a toutes les preuves qu’elle est hantée ? » L’acteur vient de voir Poltergeist, de Tobe Hooper, et ne comprend pas pourquoi, lorsque la petite Carol Anne se fait avaler par la télé, ses parents blancs ne s’échappent pas de la baraque en courant mais invitent, au contraire, d’autres Blancs à tenir une veillée dans le salon. C’est très simple, résume Eddie Murphy : « S’il y a un fantôme dans la maison, cassez-vous ! » Le bon sens en action. 

« Richard Pryor faisait la même chose avec L’Exorciste, nous renseigne Jordan Peele au téléphone. D’après lui, avec un casting 100% noir, L’Exorciste n’aurait duré que sept minutes. Le prêtre afro serait rentré dans la maison, il aurait gueulé contre l’odeur pestilentielle et aurait ordonné à la petite possédée de se laver les cheveux et d’aider sa mère en cuisine... En gros, l’idée est que dans les films d’horreur, les Noirs ne feraient pas les mêmes erreurs que les Blancs. Une blague hilarante, certes, mais qui contient une part de vérité. Si les Afro-Américains ont toujours constitué un public de films d’horreur loyal et enthousiaste, c’est parce qu’ils sont coutumiers d’une certaine forme d’horreur au quotidien. En Amérique, il y a des choses – comme le racisme – auxquelles seules les minorités sont confrontées... Je voulais avec Get Out que le personnage principal utilise sa connaissance de la condition noire dans ce pays, son instinct de préservation, son “spider-sense” si vous préférez, pour gérer la situation cauchemardesque dans laquelle il se trouve. » 

 
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Get Out suit le calvaire de Chris (Daniel Kaluuya), un jeune photographe invité pour le week-end chez ses beaux-parents blancs, des démocrates bon teint (Catherine Keener et Bradley Whitford) fans de Barack Obama. A priori, rien d’inquiétant. Mais Chris s’est toujours méfié des beaux parleurs qui lui rebattent les oreilles avec la magnificence de l’homme noir…

C’est la première réalisation de Jordan Peele, 37 ans, mieux connu aux États-Unis en tant que co-animateur du show Key & Peele, qui cartonna sur Comedy Central, de 2012 à 2015. Apparemment, Jordan Peele est aussi une encyclopédie du film d’horreur. Il a tout vu, des Femmes de Stepford au plus obscur torture porn serbe, en passant par Halloween, auquel il se réfère explicitement dans la scène d’ouverture de Get Out. « Halloween a brillamment exposé la terreur souterraine que dissimulent les banlieues aux États-Unis, analyse-t-il. Je voulais inverser le point de vue, en écho aux affaires très publiques qui ont récemment dynamité la société américaine. Trayvon Martin, Michael Brown, Eric Garner… Tous ces jeunes Noirs qui ont été tués parce qu’ils étaient au mauvais endroit, au mauvais moment. Je devais partir de cette peur cinématographique des banlieues, et la subvertir encore davantage en plaçant le public dans la peau d’un Noir contraint de s’y balader la nuit et craignant pour sa vie... Je savais que si les gens pouvaient s’identifier à cette terreur-là, le reste du film coulerait de source. »

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La peur des autres

Get Out, en fin de compte, coula de source pour un grand nombre d’Américains. Avec plus de 160  millions de dollars récoltés là-bas, pour un budget microscopique de 4,5 millions de dollars (production Jason Blum oblige !), le film est l’un des plus gros cartons de l’année en cours. Sorti trois mois après l’investiture de Donald Trump, aurait-il eu moins de succès en cas de victoire de Hillary Clinton? « C’est possible, reconnaît Jordan Peele. Mais il aurait peut-être eu plus de résonance. J’ai écrit le film à l’ère d’Obama, à une époque où il y avait un désir fort dans le pays d’effacer toute conversation sur le racisme. Obama lui-même semblait incapable d’en parler, sans doute par crainte d’être perçu comme le président noir en colère. Dans l’Amérique de Trump, bizarrement, il est redevenu normal de parler de racisme. On ne peut plus y échapper, ça se voit comme le nez au milieu de la figure. Get Out, à sa manière divertissante, nourrit et poursuit la conversation… Hillary a mon vote, bien évidemment. Mais si elle avait gagné, peut-être qu’on s’entendrait moins penser. »

La dernière fois qu’un film d’horreur américain explosait les barrières raciales avec autant de nerf et d’éloquence, c’était en 1968. Dans La Nuit des morts-vivants, le héros noir, Ben (Duane Jones), survit à un siège étouffant dans une maison pour être finalement abattu aux premières lueurs du jour par des miliciens texans. « L’une des grandes inspirations de Get Out, confirme Jordan Peele. Je l’ai revu avant d’entrer en production et je me suis fait la même réflexion : pourquoi, en cinquante ans, personne n’a plus jamais traité la question raciale dans un film d’horreur américain, sachant que ça reste le sujet de société numéro 1? Avec le temps, le sujet est, semble-t-il, devenu tabou, intouchable, “trop sensible”. Une connerie, si vous voulez mon avis. » Il n’y a pas de monstre dans Get Out, pas de tueur échappé de l’asile, pas de zombies bouffeurs de cervelle, aucun dispositif de « genre » destiné à fournir au spectateur une issue cathartique à ses dilemmes. C’est l’humain, dans toute sa dépravation qui tient le haut du pavé.  

 

Get Out
Universal

La peur des autres, purement et simplement. « Je me suis beaucoup interrogé sur le rythme du film, reconnaît le réalisateur. Quand les gens vont voir de l’horreur, ils s’attendent à flipper tout de suite, pas au bout de 40 minutes. Est-ce que l’intro traîne en longueur ? Est-ce que l’horreur ne se fait pas trop attendre ? Et puis j’ai réalisé que la terreur - l’anticipation de l’horreur - est la forme de tension la plus efficace. Je me suis inspiré de films comme Le Projet Blair Witch et Paranormal Activity. Peu de chose s’y passe durant la première moitié et pourtant vous ne vous ennuyez pas. J’aime le build-up, l’intuition de ce qui va arriver. En faisant comprendre au spectateur que vous vous dirigez vers quelque chose d’horrible, vous laissez son imagination faire le boulot. »

Humour lynchien

En fan pur et dur, Peele sait aussi qu’un bon film d’horreur tient à son imagerie. Il témoigne d’un flair certain pour le bizarre et l’humour lynchien, notamment dans sa peinture paranoïaque de la bourgeoisie blanche libérale, occupée à offrir le thé et à promouvoir des valeurs positives. Mais il réalise un coup de maître avec le Sunken Place, cet « endroit englouti » obscur et glacé où échoue notre héros suite à une séance d’hypnose avec Catherine Keener. Une pure vision d’horreur. « On connaît tous ça, explique Jordan Peele. On est sur le point de s’endormir, on tombe en arrière, et on se réveille en sursaut en s’agrippant à quelque chose... Que se passerait-il si on n’avait pas le réflexe de se retenir ? Qu’au lieu de se réveiller, on continuait à tomber ? Voilà une idée qui me terrifie. L’eau est une autre de mes peurs intimes. L’eau saumâtre et profonde... Le Sunken Place est une combinaison des deux. » 

Un immense néant de mélasse noir où Chris barbote en état de paralysie, condamné à observer le monde réel (Catherine Keener) sur un écran lointain de la taille d’un iPhone. « Le Sunken Place est, bien sûr, une allégorie de la place allouée au spectateur noir dans/devant le cinéma hollywoodien, poursuit Jordan Peele. C’est l’endroit d’où il regarde les films d’horreur, à distance, sans droit de cité, sans prise sur les événements. On est plutôt du genre démonstratif au cinéma. On crie, on hurle, on invective l’écran, mais notre voix, à l’intérieur des films, reste muette. » 

 
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Et là-bas, au loin, sur un petit rectangle semblable à un écran de cinéma, Catherine Keener continue d’exister. « On regarde en boucle des films de Catherine Keener, prisonniers dans l’éther, incapables de réagir. » (Rire.) Aux États-Unis, Get Out s’inscrit dans une vague récente de films (Le Majordome) et de séries télé (Luke Cage) qui n’hésitent plus à renverser la vapeur et à franchir la barrière de la représentation, dépassant le vieux modèle commercial de la blaxploitation (cette invention de Blancs) pour clamer haut et fort l’existence d’une parole noire. De toute évidence, Get Out a été conçu pour être vu un samedi soir dans une salle comble à Atlanta.

Le journaliste blanc qui vous parle a parfaitement conscience qu’il n’appartient pas à la majorité visée par le film, et que, pour une fois, il ne maîtrise pas l’ensemble des codes sur le bout des doigts. C’est un sentiment assez neuf dans le cadre d’un film d’horreur mainstream. Et assez génial. « Quand une histoire est bonne, et qu’elle se fait entendre, elle crée du lien, conclut Jordan Peele. C’est notre seule manière de voir le monde à travers le regard de quelqu’un d’autre. Vous êtes le héros quand vous lisez un livre ou regardez un film, vous vous identifiez au protagoniste. Ce principe d’identification encourage l’empathie, favorise la reconnaissance et la compréhension de l’autre. En l’absence de diversité et de représentation, en revanche, le dialogue est rompu. Les gens ont plus de mal à se comprendre, ce qui n’a rien de mystérieux. S’ils ne font pas l’expérience des autres, comment le pourraient-ils ? »


Jordan Peele parle de la suite de Get Out