Bien que Loin des hommes se déroule dans l’Algérie de 1954, vous le présentez comme un western qui renvoie à des œuvres comme Little Big Man. Le projet était-il décrit en ces termes dès l’origine ?L’idée est apparue dès ma lecture de L’Hôte, la courte nouvelle d’Albert Camus. J’y ai tout de suite vu des situations de western, avec un prisonnier escorté, un instituteur isolé au milieu d’un paysage âpre, un gendarme qui arrive mais dont on sent l’autorité chancelante car il n’est même pas en uniforme. Le récit parlait aussi d’une confrontation entre deux lois, la loi tribale et la loi européenne, et ce n’est pas un hasard si le personnage archétypal des westerns est le shérif qui représente la loi avec son étoile sur la poitrine. Et s'ils’appuie sur la guerre d’Algérie, Loin des hommes n'est pas seulement un film historique. On épouse là le point de vue de gens qui ne détiennent pas les rênes de l’Histoire mais qui subissent ses basculements et font beaucoup d’efforts pour garder un regard humaniste dans des situations dramatiques. Et je pense qu’il existe des Daru (le personnage de Viggo Mortensen, ndlr) en Israël et en Palestine, c’est à dire des personnes qui essaient encore de comprendre l’autre, même si ce type de discours n’est absolument pas audible face à des discours de peur ou d’immédiateté.Comment avez-vous procédé pour écrire un film si singulier ? La méthode diffère-t-elle de l’écriture du scénario de L’Affaire SK1  (le film sur la traque de Guy Georges sorti en France une semaine avant Loin des hommes, ndlr) ?Pour moi tout scénario est difficile à écrire, il s’agit à chaque fois d’un chemin de croix qui nécessite d’aller au plus profond, au plus pur, et ça ne tombe pas immédiatement sous le sens. C’était la même chose pour L’Affaire SK1, que j’ai coécrit avec son réalisateur Frédéric Tellier : il y a eu beaucoup de contradictions à surpasser pour arriver à un scénario qui nous semblait plus lumineux. Le sujet n’est d'ailleurs pas si différent de celui de Loin des hommes car SK1 traite aussi de solitude et le personnage principal ressent un même trouble moral qui fait qu’il ne sait pas comment agir. La situation s’avère tellement confuse qu’on ignore où est le Bien et comment se protéger du Mal. Les deux films s'inscrivent dans le cinéma populaire - le film policier d’un côté, le western de l’autre - pour poser des questions métaphysiques.>> Viggo Mortensen : "Je sais que je pourrai revoir Loin des hommes dans 20 ans et en être toujours fier"">>>> Viggo Mortensen : "Je sais que je pourrai revoir Loin des hommes dans 20 ans et en être toujours fier"Un des grands atouts de Loin des hommes c'est aussi son casting, qui réunit Reda Kateb et Viggo Mortensen.Reda était associé au projet dès le départ car il m’avait impressionné lors d’essais pour mon premier film, Nos retrouvailles. Concernant Viggo Mortensen, il se trouve que j’ai assez rapidement décidé dans l’écriture de faire de Daru un personnage qui n’est pas français. Dans la nouvelle c’est un pied-noir français, mais une des façons de développer ce récit court était de renforcer le personnage de Mohamed (joué par Reda Kateb, ndlr) qui n’a ni prénom ni histoire dans la nouvelle et je voulais pour cela que les deux protagonistes se situent sur un pied d’égalité. Mohamed étant un paria rejeté par sa propre communauté, il me semblait intéressant que Daru paraisse lui aussi un peu suspect auprès de la sienne. J’en ai alors fait un fils d’Andalou, peuplade qui avait aussi été ostracisée un temps dans certaines régions d’Algérie. Et j’ai pensé à Viggo Mortensen que j’avais vu dans Capitaine Alatriste où il s’exprimait dans un espagnol parfait. Quand j’ai appris qu’il parlait un peu le français, ce choix m'a semblé être une évidence, et il a amené son identité multiple, voire douloureuse. Car si Daru parle toutes ces langues, il se retrouve du coup sans territoire propre, et Viggo Mortensen porte aussi une part de cette mélancolie-là puisqu’il est à la fois danois, américain, argentin… Et il n’est pas anodin que Viggo ait adhéré à cette histoire au point de coproduire le film. Son phrasé procure une sensation étrange au début du récit mais j’espère qu’on comprend peu à peu le parcours de ce personnage et tout ce qu’il trimballe.Oui, il s’affirme progressivement, comme le personnage de Reda Kateb, dont on comprend au fur et à mesure le caractère et les motivations. Ils ont fait beaucoup d’efforts l’un envers l’autre et sont venus avant le tournage pour finir la préparation ensemble. Viggo s’est montré d’une générosité extrême vis-à-vis de Reda et ce fut réciproque. Il y avait en plus un grand parallèle avec ce que racontait le film car il n’y est pas question d’une fraternité à la Walt Disney, mais bien d’une lente tentative de reconnaître les valeurs de l’autre au milieu du chaos. Je dirais que c’est la même chose pour les comédiens, et Viggo et Reda ont vraiment parcouru ce chemin au quotidien, pas comme un simple mot d’ordre.>> Reda Kateb : "Loin des hommes est un film qui m'a changé"">>>> Reda Kateb : "Loin des hommes est un film qui m'a changé"Les questions de l’engagement et du choix semblent beaucoup vous préoccuper.Oui, ça me préoccupe. On vit dans un monde très confus qui a besoin de clarté et aucun modèle convaincant ne se dessine actuellement à mes yeux. De nos jours, la politique paraît à la fois indispensable et largement décrédibilisée, et il est devenu aussi nécessaire que compliqué de s’engager. Le cinéma sert selon moi à rendre plus intenses des problématiques que l’on vit au quotidien et Loin des hommes essaie de rendre à travers une situation historique dramatique le trouble de ces interrogations-là. Car il n’y a plus aujourd’hui de recettes faciles et bon marché pour se comporter dignement face à la confusion géopolitique.A propos de l’aspect historique, en quoi a précisément consisté votre travail de documentation sur l’Algérie de 1954 ?Il y a eu un gros travail de documentation. Car je suis persuadé que la sensation d’universel est générée par la fidélité à une réalité et qu’elle s’ancre aussi bien dans une histoire algérienne que dans une histoire de bourgeois dans un appartement parisien, du moment que les mécanismes des personnages présentent une portée universelle. On s’est par exemple beaucoup documenté pour la construction de l’école, on a travaillé sur les dialectes qui étaient parlés au début des années 1950 dans les campagnes à l’Ouest de l’Algérie et tous ces détails empêchent que l’attention du spectateur soit perturbée par un manque de vraisemblance. Et le travail formel intervient ensuite : on a ainsi placé cette école dans un paysage particulièrement isolé afin que l’image parle d’elle-même et qu’on sente la solitude de Daru, qui vire presque à l’abstraction. Mais j’essaie à partir de ces faits réels de produire autre chose qu’un jugement historique, on ne juge pas là le colonialisme français, il s’est de toute façon jugé tout seul. La fonction d’un tel film n’est pas de distribuer après coup les bons et les mauvais points mais vraiment d’explorer une situation historique mouvementée et les questions qu’elle a soulevées auprès de ceux qui ont vécu ce tumulte. Je m’interroge dans Loin des hommes sur les limites et les contradictions du discours humaniste. La fraternité n’est pas une sorte de mot magique qui résout tous les problèmes d’un coup. Loin des hommes est optimiste, mais pas angélique.Interview Damien LeblancLoin des hommes de David Oelhoffen avec Viggo Mortensen, Reda Kateb et Djemel Barek sort le 14 janvier dans les salles