Une si jolie petite plage
Pathé

France 5 diffuse ce drame pluvieux d’Yves Allégret avec un Gérard Philipe tout en intériorité blessée. Magnifique.

En 1949, Gérard Philipe est un jeune premier de 26 ans. Sur grand écran, il fait logiquement chavirer les cœurs pour Claude Autant-Lara (Le diable au corps) ou Christian-Jaque (La chartreuse de Parme). Il lui reste dix ans à vivre. Mais ça, bien-sûr, Gérard Philipe ne le sait pas encore. Tout reste encore à écrire. Être un jeune premier au sein d’un cinéma français de « qualité » dans l’immédiate après-guerre c’est une chance, c’est aussi courir le risque de ne se voir offrir que des rôles de joli cœur. Philipe, s’en moque sûrement un peu, il brûle les planches et les écrans simultanément, avec la certitude de varier les plaisirs. Philipe est doué et intelligent. Un monstre bientôt sacré.

Une si jolie petite plage d’Yves Allégret avec son titre ensoleillé et naïf, n’annonce pas à priori le choc à venir. Gérard Philipe y est jeune (forcément), tient le premier rôle (évidemment), séduit sans forcer Madeleine Robinson qui essuie les assiettes et les couverts d’une petite pension du Nord de la France, mais l’essentiel est ailleurs. Philipe n’a jamais paru aussi sombre et mystérieux. Un peu ici et surtout ailleurs. Il est Pierre qui par une nuit pluvieuse débarque silencieux dans une petite station de bord de mer et s’installe dans le seul hôtel ouvert du coin. « On doit être hors saison » dirait Cabrel. Ça tombe bien, c’est précisément là que Pierre voulait atterrir. Même s’il fait mine de découvrir l’endroit, son regard trahit la mélancolie d’un souvenir douloureux. La pluie, le noir et blanc, la mine tendue du héros… Une si jolie petite plage, on le voit d’emblée, n’a rien d’un film de vacances. C’est même tout l’inverse. Un drame d’une infinie tristesse. Avec des blessures tellement grandes que la cicatrisation est impossible.

Philippe quitte les collants et enfile un pardessus

L’histoire d’Une si jolie petite plage vient d’un certain Jacques Sigurd, un journaliste qui se pique de jouer les écrivains. Il esquisse à la machine à écrire un semblant d’intrigue. Comme dans un western, un jeune homme sans passé débarque dans un coin perdu. Sur place, personne ne se doute que le nouveau venu revient en fait sur les lieux d’un passé tragique pour y régler quelques comptes. « Personne » ou presque, puisqu’un vieux monsieur en fauteuil roulant manque de s’étouffer en le voyant débarquer. Mais le vieil homme a perdu l’usage de la parole et personne ne fait plus attention à lui. Yves Allégret lit ce qui ressemble alors à une nouvelle et se dit qu’il en ferait bien un film d’atmosphère ou la parole serait rare. Ça ne parait pas comme ça, mais en 49, le cinéma qui parle depuis moins de deux décennies, est très bavard. Gérard Philipe quitte les collants, enlève sa chemise blanche ouverte sur son buste, laisse de côté les grands monologues et enfile un pardessus, remonte le col sur ses joues et n’ouvre la bouche que pour marmonner des politesses. Gérard est donc Pierre. Son visage grave ne parviendra jamais à s’illuminer. « Qu’avez-vous monsieur ? », « Je suis malade ! », « La tuberculose ? », « Non, moi, ce sont les nerfs ! ». Avec une telle mise en garde, on excusera tous les emportements.

Une lumière tremblante

On ne dira pas ici ce qui se passe dans ce petit hôtel où à mesure que les protagonistes s’additionnent autour du héros les masques tombent, en revanche, on vous invite à vous y installer sans crainte. Le chef opérateur Henri Alekan à qui l’on doit la lumière de La Belle et la Bête de Jean Cocteau, donne à ce bord de mer tristoune, la majesté d’un bout du monde légendaire. Un peu comme si toutes les tragédies de l’existence devaient un jour ou l’autre s’échouer précisément là. Le visage de Pierre est un écran qui absorbe autant qu’il renvoie les faisceaux d’une lumière tremblante. Une si jolie petite plage sort sur les écrans en 1949. Gérard Philipe a gagné en épaisseur. Son côté sombre ouvre d’autres perspectives. Des perspectives qui auront une décennie pour imprimer la mémoire collective. Un cancer foudroyant fauchera le beau ténébreux en pleine gloire. Le dernier plan d’Une si jolie petite plage est un travelling arrière aussi rapide que dingue, sur le sable. La course du temps s’accélère enfin, le monde se rembobine et la conscience s’éloigne pour ne pas se salir. Un peu d’éternité ferait du bien.

Une si jolie petite plage d’Yves Allégret. Avec : Gérard Philipe, Madeleine Robinson, Jean Servais… diffusé sur France 5, ce soir à 23h50