Paramount Pictures

L’acteur espagnol est revenu sur les grands moments de sa carrière lors d’une master class triomphale.

En intro de sa master class organisée dans le cadre du Festival Lumière, Javier Bardem a chanté un petit bout de "Hells Bells" d’AC/DC. Histoire de confirmer qu’il était venu à Lyon en rock-star. Devant un parterre composé de groupies énamourées et d’une poignée de people (Liv Ullmann, Juan Antonio Bayona, le réalisateur des Lundis au Soleil Fernando León de Aranoa…), l’acteur a donné une "leçon de cinéma" décontractée et déconnante (où il a notamment raconté qu’il a passé tout le tournage de Mar Adentro avec un coussin péteur caché sous son matelas), revenant avec franchise sur les grands moments de sa carrière. Une carrière suffisamment riche pour qu’il n’ait même pas le temps de parler de ses rencontres avec Terrence Malick (A la merveille) ou Darren Aronofsky (Mother). Morceaux choisis :

Bigas Luna, son « père de cinéma »
« Dans Les Vies de Loulou (1990), j’avais 19 ans et on me proposait déjà des rôles de sadomaso ! Mon personnage sautait sur tout ce qui bouge, hommes, femmes, animaux, dans un bordel tenu par ma mère. Le film racontait une Espagne assez macabre et ça a été une sortie un peu compliquée. Mais ça a surtout marqué la rencontre avec Bigas Luna, qui a été beaucoup plus qu’un simple réalisateur pour moi : mon père de cinéma. Quand on a fait Jambon, jambon (1992), Penelope (Cruz) avait 16 ans et Jordi Mollà et moi, 21. Bigas Luna nous a traités avec respect, tendresse, générosité et humour, ce qui a eu le même effet sur nous trois : ça nous a fait aimer ce métier. Si nous avions été traités autrement par un autre réalisateur, nous ne serions certainement plus acteurs aujourd’hui. »

Sa coupe de cheveux dans No Country for old men
« Cette coupe de cheveux vient d’un livre de photos des années soixante que les Coen m’ont montré : on voyait sur une des photos un homme dans un bordel, entouré de prostituées, un homme coiffé comme ça. C’était un livre sur la ville frontalière de Tijuana et les Coen me montraient la photo en faisant : « Uh-uh-uh » (Bardem imite un rire évoquant une hyène à moitié demeurée). Ces types ne parlent pas, ils rient ! Ils étaient juste morts de rire. Et le coiffeur du film, qui apparemment parle le Coen couramment, a commencé à me coiffer comme ce type. Les Coen sont partis, et quand ils sont revenus et ont vu ma coupe de cheveux, ils ont recommencé à ricaner : « Uh-uh-uh ! ». Et ils sont repartis. J’ai porté cette coupe pendant quatre mois. L’une des pires humiliations de ma carrière, c’est que je devais porter un filet sur mes cheveux. A un moment, on était dans une petite ville du Texas et je me suis fait arrêter par un policier. « Vos papiers, s’il vous plaît. Vous allez où comme ça ? » - « Je suis acteur, je vais au travail ». – « Et pourquoi vous portez ce truc sur la tête ? » - « J’ai pas le choix, on m’a dit de le porter ». – « Bon, allez, dégagez. » On a tourné là-bas trois jours, et ce flic m’a arrêté tous les jours ! Le truc super, en revanche, c’est que le dernier jour de tournage, j’ai pris un ascenseur pour aller sur le plateau, j’avais mon petit filet sur la tête, et quand la porte s’est ouverte, toute l’équipe du film portait un filet. Très sympa. Et les Coen étaient là à ricaner : « Uh-uh-uh ! »

Woody Allen et Vicky Cristina Barcelona
« J’étais à Londres, un monsieur est venu dans ma chambre d’hôtel me donner le scénario de Woody Allen pour que je le lise. Un monsieur d’un certain âge, habillé tout en noir. Il est resté en face de moi pendant toute ma lecture, il me regardait en opinant du chef. J’ai dit : « OK, OK, je vais le faire… » Sur le plateau, un jour, Woody Allen est venu vers moi en disant (Bardem imite Woody Allen) : « Hi, hi, how are you ? »  - « Euh… je travaille ici, vous savez. » C’était comme s’il me voyait pour la première fois de sa vie, il n’avait l’air d’avoir aucune idée que je tournais dans son film ! Et quand on tournait des scènes en espagnol, il partait, carrément ! Il disait au revoir et il partait. Mais c’est un génie… Et il faut quand même que je dise, par-rapport au mouvement MeToo et toutes ces choses qui sont très bien : si je devais tourner avec Woody Allen, je le ferais demain matin. Parce qu’aujourd’hui comme il y a onze ans, les deux Etats qui se sont prononcés sur les accusations portées à son égard l’ont jugé non coupable. Ces accusations sont très graves. Si un jour un juge le condamne, je changerai de position mais ce n’est pas le cas aujourd’hui. »

La folie Biutiful
« Pendant le tournage de Biutiful, j’ai vécu un enfer. Inarritu aussi. Je n’ai pas été un acteur facile, malléable, durant ce tournage. Je pense que l’auto-suggestion est un outil de travail pour l’acteur, un muscle que l’on peut renforcer. Et là, j’en avais fait un peu trop. Le muscle était hypertrophié. A un moment je sentais que j’étais sur le point de mourir. Ce n’est pas que je le pensais, je le sentais. J’ai même commencé à mettre de l’ordre dans ma vie. Là, on dépasse l’interprétation et on rentre dans l’idée du travail comme thérapie. Le rôle d’Alejandro, à ce stade, était de me ramener vers le travail et l’interprétation pure. C’était la première fois qu’il écrivait une histoire pour un seul acteur et je crois qu’on en a tous les deux payé le prix. On a passé les six mois de tournage avec cette pesanteur émotionnelle permanente. Je lui suis reconnaissant de m’avoir tenu par la main jusqu’au bout. »

Le crash The Last Face
« C’est très bien ce qui s’est passé avec ce film, il le méritait (Bardem fait référence à la très mauvaise réception critique du film à Cannes). C’est tout à fait logique et justifié. C’est un film dans lequel on s’est tous beaucoup impliqué et qui s’est perdu en chemin. Moi, je ne l’aime pas et je comprends que le public ne l’aime pas non plus. Evidemment, on prend un coup, évidemment ça fait de la peine, mais au bout de quatre jours, quatre mois ou quatre ans, on s’en remet. La chose à laquelle il faut constamment se tenir, c’est qu’à chaque fois que vous faites un film, vous devez être persuadé de faire un chef-d’œuvre. Parce qu’un film, par définition, est un accident. Cela dit, je suis très content du changement opéré par Thierry Frémaux au Festival de Cannes, que les journalistes ne voient plus les films avant la projection officielle. Parce que sinon, la montée des marches, c’est un enterrement ! Les gens qui défilent sur le tapis rouge pour un film se sont donnés beaucoup de mal pour le faire. Sean Penn a fait le film qu’il voulait faire, même si je ne partage pas sa vision. C’est un film né d’une bonne idée, on a tous fait des efforts, mais il a pris un autre chemin. »

Les classiques et les navets
« Quand j’ai vu No Country for old men pour la première fois, à Londres, je me suis dit : « Oh là là, qu’est-ce que c’est que ce truc ? Ça fait pas peur du tout ! » Et maintenant, c’est devenu un classique. La même année, j’ai tourné dans une adaptation du roman de Garcia Marquez, L’Amour au temps du choléra. J’étais persuadé que j’étais en train de faire un chef-d’œuvre, mais c’est devenu un autre genre de classique : un navet classique. La seule leçon à tirer de tout ça, c’est que les films, c’est le public qui les fait, pas nous. »