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"J’essaie de lever le pied" reconnaît le "méchant" de Guillermo del Toro.

La Forme de L’Eau est un film qui passe du conte de fée à l’espionnage avec des détours par la comédie musicale ou romantique. Quand le réalisateur brouille autant les pistes, qu’est-ce que cela change pour un acteur ?

Pour Guillermo del Toro, l’important c’est que le public croie dans les personnages. Ils ne doivent jamais être exagérés, jamais ridicules. Sinon, c’est foutu, impossible de s’impliquer dans l’histoire. Le gars que je joue, Strickland, est dans le concret. Les contes de fées, il s’en tape. Il n’y croit pas une demi-seconde. Guillermo a écrit ce personnage pour moi. J’étais l’acteur qu’il avait à l’esprit quand il a écrit le film. Guillermo est un des meilleurs cinéastes de la planète et il a écrit un rôle pour moi… J’ai juste fait ce qu’il m’a demandé de faire.

Au festival de Toronto, il a présenté tout le monde sur scène. Et quand c’était votre tour, il a dit un truc du genre : "Je vais vous présenter Michael maintenant comme ça vous allez être gentil avec lui. Parce que si j’ai bien fait mon travail, il y a de grandes chances que vous le détestiez après le film".

Je ne le déteste pas moi, Strickland. A l’époque, quand Hollywood faisait ces séries B avec des créatures ou des monstres dedans, Strickland aurait été le gentil. Lui, il fait son boulot : il doit trouver cette créature, la ramener au laboratoire et l’étudier en détail. C’est ce que son boss lui a demandé de faire. C’est juste le genre de type qui obéit sans poser de questions. Ce n’est pas un dictateur ou un super-vilain. Il fait juste ce qu’on lui demande de faire.

Dans le cinéma de Guillermo del Toro, les monstres ne sont jamais les monstres. Ce sont les politiciens, les soldats, les bureaucrates… Certains disent même que le plus terrifiant de tous les monstres habite en ce moment à la Maison-Blanche. Que pensez-vous de la vision du monde de Guillermo del Toro ?

Qu’est-ce que j’en pense ? (long moment de silence) Je dirais que j’aimerais que les choses soient différentes. L’ironie, c’est qu’aujourd’hui, nous créons nos propres monstres. On les crée, on leur donne le pouvoir et après on dit qu’on ne les aime plus. C’est quelque chose de fou et de totalement incompréhensible pour moi.

Guillermo del Toro : "La vraie monstruosité ne réside que dans le coeur des hommes"

Avec toute votre expérience, savez-vous maintenant ce qu’est la parfaite relation entre un acteur et un réalisateur ?

Je crois que l’essentiel, c’est la confiance. Quand on commence un film, le premier jour, c’est toujours très effrayant. Quel que soit votre niveau de préparation, on ne se sent jamais prêt. Et il faut commencer. On a d’un côté un réalisateur qui a une vision, qui sait ce qu’il veut faire, qui va vous guider vers ça ; de l’autre la créativité de l’acteur. Les bons réalisateurs sont ceux qui se rendent compte qu’on peut nous aussi aider à la création du personnage avec nos idées.

Quand vous jouez dans un film de studio, vous êtes souvent pris pour le rôle du méchant. Ça vous embête ?

Pas du tout : j’ai un boulot. Vous savez combien il y a d’acteurs au chômage aujourd’hui, combien d’acteurs ne seront jamais interviewés pour aucun journal parce que tout le monde se fout qu’ils soient vivants ? Donc pas question de me plaindre, j’ai de la chance. Je gagne ma vie en prétendant être d’autres personnes. C’est un peu comme si j’avais gagné au loto.

C’est pour ça que vous travaillez autant ? Vous n’arrêtez jamais…

Alors là on rentre sur un sujet un peu délicat. J’essaie de lever le pied… Ce n’est pas toujours facile. On vient vers moi. Je ne cherche pas. Prenez Guillermo. Il vient et me dit que ce film, il en rêve depuis longtemps, c’est son bébé et il l’a écrit en pensant à moi. Comment dire non à ce genre de requête. Mais l’été dernier, j’ai failli craquer. Je ne savais pas si je pouvais tenir le coup. J’étais au bout de mes forces. Mais on dit qu’il faut prendre quand ça vient. Peut-être qu’un jour on pensera que je suis un clown. On ne sait jamais. Ça peut arriver très vite. Pour certains, ça dure toute la vie, pour d’autres, non…

Vous aimez toujours ça ?

La plupart du temps, j’aime ça.

Et vous faites quoi les autres fois ?

Je fais semblant. C’est un boulot, et parfois, c’est juste un boulot. Mais quand ça se passe bien, quand ça vous électrise, quand ça vous réveille, quand ça vous excite, quand quelque chose se passe, c’est le bonheur. L’expérience peut être totalement cathartique. Ce sont des moments de puissance extrême. Mais parfois, on ne sent rien, on n’est comme anesthésié. Vous êtes là mais vous ne sentez rien. Vous êtes fatigué, pas envie d’être agréable, vous voulez être seul. Vous ne voulez pas de la caméra en pleine tronche. Vous n’avez juste rien à dire. Alors vous passez en mode travail. Vous faites le boulot, malgré tout.

La Forme de l'eau, sortie le 21/02.